Par Adrien Pouliot le jeudi, 2 juin 2011
Le Barreau canadien considère que le projet de loi n° 204 remet en cause certains aspects fondamentaux de l’ordre juridique et constitutionnel québécois tels la primauté du droit, la révision judiciaire de l’action gouvernementale et la transparence des institutions publiques. Il est d’avis que l’application de ces principes mène à la conclusion que tout contrat conclu par un organisme public, y compris une municipalité, doit être assujetti aux règles qui s’appliquent normalement à ce type de contrat, et que l’adoption de lois particulières visant à soustraire un contrat donné à l’application du régime général nuit à la stabilité de l’ordre juridique québécois. Le projet de loi n° 204, comme vous le savez, comporte deux dispositions principales: l’une vise à permettre à la ville de Québec de signer toute entente avec Quebecor Média qui découle de l’entente du 26 février, et l’autre répute la mise en concurrence effectuée en vue d’obtenir la proposition de Quebecor et tout contrat à venir être conforme aux articles 573 à 573.4 de la Loi sur les cités et villes, de même qu’à la politique de gestion contractuelle de la ville de Québec. Cette politique, comme vous le savez, a été adoptée… a été adoptée en décembre dernier, est entrée en vigueur le 1er janvier 2011, et elle fait suite à la loi n° 73 adoptée par l’Assemblée nationale le 1er mars 2010. Cette loi visait à promouvoir la transparence et le respect des règles établies dans l’attribution des contrats par les municipalités. La loi prévoit que toute municipalité doit adopter une politique de gestion contractuelle qui prévoit entre autres des mesures ayant pour but de prévenir toute situation susceptible de compromettre l’impartialité et l’objectivité du processus de demande de soumission et de la gestion du contrat qui en résulte.
Les conséquences de la violation de la Loi sur les cités et villes ont été énoncées un peu plus tôt par M. de Belleval. Vous les savez, elles sont très sérieuses. Elles peuvent entre autres mener à la destitution des élus qui ont participé à la décision et à la responsabilité personnelle pour toute perte financière encourue par la ville. Puisque le projet de loi n° 204 prévoit que la mise en concurrence en vue d’obtenir la proposition de Quebecor et l’octroi de tout contrat découlant de cette proposition sont réputés ne pas contrevenir aux règles de la Loi sur les cités et villes et sur l’adjudication des contrats ni à la Politique de gestion contractuelle de la ville de Québec, le contrat à être conclu par la ville et Quebecor de même que les élus et fonctionnaires ayant participé au processus seront effectivement exemptés du cadre législatif établi par l’Assemblée nationale, dont la loi n° 76 adoptée il y a à peine un peu plus d’un an. Ils seront immunisés des sanctions prévues à ces lois.
Nos sections soumettent que le projet de loi n° 204 est contraire à la notion fondamentale de la primauté du droit, et ce, pour deux raisons: En tentant de soustraire un contrat et des contractants particuliers de l’application de la Loi sur les cités et villes, le projet de loi n° 204 déroge au principe selon lequel il y a une seule loi qui s’applique à tous. En réputant la conformité aux articles 573 à 573.4 de la Loi sur les cités et villes et à la Politique de gestion contractuelle, le projet de loi n° 204 déroge au principe de subordination de l’administration publique au pouvoir de surveillance des cours supérieures.
La primauté du droit est un concept dont la plupart des citoyens ont sans doute déjà entendu parler bien qu’il soit parfois difficile d’en cerner les contours exacts. Il est inscrit au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés et les tribunaux ont reconnu à maintes reprises qu’il s’agit d’un principe fondamental de notre ordre constitutionnel dont les origines sont fort anciennes. La Cour suprême a écrit dans l’arrêt Roncarelli c. Duplessis qui date de 1959: «La primauté du droit est un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle.» Plus récemment, la cour écrivait: «À son niveau le plus élémentaire, le principe de la primauté du droit assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités. Elle fournit aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État.»
En termes concrets, la primauté du droit dans le domaine de l’attribution de contrats veut dire que tout contrat et toute partie contractante sont assujetties aux mêmes règles. Or, en tentant de soustraire un contrat donné et les parties qui l’ont conclu de l’application de la loi qui régit normalement ce type de contrat, le projet de loi n° 204 remet directement en cause la primauté du droit.
Si la primauté du droit exige que tout pouvoir gouvernemental soit exercé conformément à la loi, il s’ensuit que toute action par une branche du gouvernement doit être sujette à révision par une autre branche du gouvernement qui en est séparée et indépendante. En d’autres mots, on veut éviter que la même personne soit juge et partie.
Dans notre ordre constitutionnel, dans le cas des gestes posés par l’administration publique, cette fonction est exercée par les tribunaux. Tel qu’énoncé dans l’arrêt Immeubles Port Louis c. Village de Lafontaine, toujours de la Cour suprême, le principe de subordination de l’administration publique aux pouvoirs de surveillance des cours supérieures est la pierre angulaire du système de droit administratif canadien et québécois. Nous citons ici un extrait de la cause. Dicey qui est un auteur constitutionnel anglais voyait trois sens à la règle de droit: premièrement, le principe de l’égalité et la loi gouvernent les actes de l’autorité publique par opposition à l’arbitraire et au vaste pouvoir discrétionnaire; deuxièmement, tous sont égaux devant la loi; et, troisièmement, tous sont justiciables devant les tribunaux de droit commun. Ces principes signifient fondamentalement que l’exercice du pouvoir public doit être contrôlé et, en corollaire, que l’administré doit posséder les recours appropriés pour se protéger contre l’arbitraire.
Rappelons enfin que les municipalités sont les créatures de la loi. En ce sens, leurs pouvoirs sont strictement limités à ceux qui leur sont accordés par l’Assemblée nationale. Dès lors, les questions liées à leur juridiction deviennent fondamentales, puisque tout acte municipal qui ne trouve pas sa source dans la Loi sur les cités et villes ou les autres lois québécoises en cette matière est nul de nullité absolue. Le contrôle des décisions de l’administration publique, y compris les municipalités, par les tribunaux de droit commun et en particulier la Cour supérieure afin de s’assurer qu’elles soient conformes au cadre législatif en vigueur revêt d’ailleurs un caractère constitutionnel. Aucune loi ne peut y déroger.
Le projet de loi n° 204, en permettant la conclusion d’un contrat pour le nouvel amphithéâtre, malgré toute disposition inconciliable et en le réputant conforme aux articles de la Loi sur les cités et villes, tente de contourner l’impératif constitutionnel qu’est la possibilité de révision judiciaire de l’action gouvernementale, et ce, alors que les fonds publics consacrés au projet par les deux gouvernements concernés se chiffrent dans les centaines de millions. Nos sections sont d’avis qu’un telle tentative remet en cause les principes à la base de l’ordre juridique québécois.
En conclusion, nos sections ne se prononcent pas sur la question à savoir si une loi qui va à l’encontre des principes de la primauté du droit peut, sur cette base, être déclarée invalide par les tribunaux. Cette question a fait l’objet de nombreux commentaires de la part de juristes partout au Québec et au Canada. Et nos sections, non plus, ne s’avancent pas sur l’interprétation qui pourra être donnée aux dispositions du projet de loi n° 204 par les tribunaux dans le cas de litiges en cours ou à venir. Nos sections ne prennent pas non plus position sur la question de la conformité de tout acte posé par la ville de Québec, le gouvernement du Québec et leurs élus et fonctionnaires en lien avec le projet d’amphithéâtre multifonctionnel, que ce soit avec la Loi sur les cités et villes ou autres applicables.
Selon nos sections, l’enjeu est plus large que l’amphithéâtre. Le projet de loi n° 204 soulève des questions qui remettent en cause la stabilité de l’ordre juridique. La protection de nos valeurs fondamentales exige en de telles circonstances que le popularité d’un projet quelconque ne serve pas à justifier le contournement de lois qui ont justement été mises en place pour s’assurer que nos institutions publiques fonctionnent de façon transparente, que nos élus agissent de façon responsable et que nos gouvernants soient imputables de leurs faits et gestes devant les tribunaux de droit commun, comme chacun et chacune d’entre nous. Merci.